Pour Luna
Il fait nuit. Le froid écrase ses poumons et de la buée se forme lorsqu’elle souffle sur ses mains. Elle sait qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps. Elle grelotte tellement que ses dents claquent, ce qui augmente la douleur. Elle a l’impression que quelqu’un lui donne des coups de marteau sur la tête. Tout son corps est courbaturé et elle tente de trouver une position confortable sur son mince matelas de sol. L’obscurité l’enveloppe totalement. Elle tâtonne à ses pieds à la recherche de sa couverture. Elle finit par la récupérer et s’enroule dans la chaleur.
Au début, il y a 729 jours maintenant, elle était toujours attachée. Elle ne bougeait presque pas, paralysée d’angoisse. Elle se terrait dans un mutisme qui la réconfortait. Puis, la confiance s’était installée. La peur dans son ventre s’était relâchée. Maintenant, elle est toujours recluse, mais ne se sent plus aussi seule, car Luna lui parle.
Sa vessie lui signale qu’il est temps d’aller aux toilettes. Elle déteste toujours autant faire ses besoins dans un seau, mais elle n’a pas le choix. Comme pour le manque d’espace, de confort et d’eau, elle s’est habituée. Ce qui lui manque plus que tout, c’est l’amour de sa famille. Elle n’a plus de contact depuis trop longtemps. Son amoureux est probablement dans tous ses états, lui qui l’appelait chaque jour. L’a‑t‑il attendue? La solitude est parfois si intense qu’elle pleure fort. De toute façon, personne ne peut l’entendre.
Elle se lève et titube vers le seau. Il ne faut surtout pas le renverser. Lorsqu’elle se relève péniblement, le silence est total. Les oiseaux se sont tus. Le vent est tombé. Luna lui chuchote de doux mots. Elle voudrait lui faire une caresse, mais se retient. Sa mâchoire élance et elle tente de la masser. Une dent est cariée. Elle en est certaine. L’infection s’est propagée dans sa gencive, qui est sanguinolente. La fièvre s’est installée. Si elle reste ici, il se peut qu’elle meure. Mais que faire?
Elle est venue pour Luna, pour la protéger. Elle ne peut pas l’abandonner maintenant, après tout ce temps. Que lui ferait‑on? Elle ne pourrait supporter de la voir disparaitre comme tous les autres. Un à un, ils avaient été éliminés. Si elle regardait au loin avec ses jumelles, elle verrait leurs restes déchiquetés. C’était ce massacre qui l’avait motivée à faire quelque chose. Luna n’avait rien demandé. Mais Cara ne le faisait pas que pour elle : elle avait senti que c’était une nécessité. Parfois, c’est le cœur qui commande et il faut l’écouter.
Hier, ils ont tenté de venir la chercher. Des hélicoptères sont passés et elle a senti Luna frémir. Elle les a entendus vrombir tout près, mais ils ne l’ont pas vue. Elle est restée terrée sous son abri. Trop faible pour sortir. En bas, des manifestants s’étaient installés pour l’appuyer dans son combat. L’un d’entre eux avait même fait une pancarte avec le nom de Luna. Elle en avait été touchée. Étaient‑ils restés malgré la tempête? Elle tentera de regarder avec ses jumelles lorsque l’aube se lèvera. Elle ne pensait pas disparaitre de sa vie si longtemps. Elle ne pensait pas pouvoir créer un lien si unique et si précieux avec un être vivant.
L’aube pointe. C’est son moment préféré. Le vent monte dans la canopée. Autrefois, un mot existait pour décrire ce murmure : psithurisme. Ce langage unique, elle avait tenté de l’apprivoiser. Luna le lui avait appris. Alors qu’elle s’approche du bord de la plateforme, elle aperçoit deux grimpeurs. Des larmes coulent sur ses joues. Elle sait qu’elle devra partir.
« Je suis désolée, mon amie. Ils viennent me chercher. »
Elle attend la réponse qui ne vient pas. Luna l’a‑t‑elle déjà punie de son abandon? Comment fera‑t‑elle sans sa présence? Elle s’approche du séquoia géant et colle sa joue sur le tronc rugueux de son amie. Luna la remercie d’avoir tout fait pour la protéger de la coupe à blanc. Du haut de ses 60 mètres et de ses 1000 ans, Luna murmure sa réponse dans le vent.
N. B. : Ce récit a été inspiré par l’histoire de l’Américaine Julia « Butterfly » Hill, qui a passé plus de deux ans dans un séquoia géant baptisé Luna.
Le petit semeur de trouble
Juste avant Noël, Goa, sept ans, est placé en famille d’accueil chez Paul et Julia Biron. Ces derniers habitent un immeuble brun de banlieue et attendent ce moment depuis longtemps. Toutefois, ça ne se passe pas exactement comme ils l’espéraient. Privé de ses parents, Goa ressent un choc immense, et les Biron deviennent pour lui les méchants. Il leur crie après et, parfois, les frappe. Dès qu’ils ne le surveillent pas, Goa fugue. Les psychologues diagnostiquent chez lui un trouble de l’attachement. Les voisins l’appellent rapidement le petit semeur de trouble.
Chaque jour devient une épreuve pour les Biron, qui doutent de leur aptitude à être parents. Goa crie des noms aux voisins, lance des roches et brise des objets. Les Biron ont le cœur brisé. Surtout le soir, lorsqu’ils entendent le petit garçon pleurer dans son lit. Inévitablement, ils se sentent coupables.
Un jour, alors qu’il déjeune, Goa observe les pépins de sa pomme. Paul lui explique que, s’il les place dans un essuie‑tout humide, il aura une petite pousse dans quelques semaines, qu’il pourrait planter. S’il est patient, il pourrait voir grandir un pommier.
Dès qu’il le peut, l’enfant se met à gratter les graines des fruits qu’il trouve dans le frigo. Ses crises s’espacent. Bientôt, il peut placer les germinations dans des barquettes de carton. Il a maintenant des pousses de tomates, de concombres, de poivrons, de cerises de terre, de framboises et de melons d’eau.
Paul et Julia lui lisent des histoires sur les fleurs et leur reproduction. Goa comprend l’importance des abeilles et de la pollinisation. Il aimerait bien avoir une ruche. Les Biron se démènent pour trouver une solution. Le propriétaire de l’immeuble accepte qu’ils installent une ruche sur le toit. Ils en font un événement. Tous les voisins viennent voir la ruche. Mais Goa profite de ce moment pour voler dans les poches de monsieur Alarie. Il se fait prendre et les Biron se confondent en excuses. Monsieur Alarie insiste pour que le petit garde l’argent, mais la fête se termine sur une note amère.
Les mois passent et le terrain devant l’immeuble fleurit. On y trouve même des fines herbes et plein de légumes. Les voisins viennent se servir et félicitent Goa, qui se contente d’acquiescer. Il fugue encore souvent et a gardé son surnom de petit semeur de trouble. Malgré tout, les Biron reprennent un peu confiance en eux. Parfois, ils tentent de faire un câlin au gamin, même si celui‑ci les repousse.
Un matin d’automne, la travailleuse sociale cogne à la porte des Biron. Ils appréhendent ce qu’elle va leur dire. Elle annonce avoir une bonne nouvelle : les parents de Goa peuvent le reprendre. Ils ont fait une thérapie et ont hâte de revoir leur petit garçon. À peine a‑t‑elle prononcé ces phrases que Goa s’élance dans sa chambre sans regarder les Biron. Il revient avec sa valise.
– Je suis prêt à partir, dit‑il.
Les Biron ont le cœur brisé.
Goa part très rapidement. Julia et Paul tentent de se recoller le cœur. Même les voisins sont nostalgiques et se plaisent à raconter les 400 coups du petit semeur de trouble. N’arrivant pas à surmonter sa peine, le couple décide de déménager.
Des années plus tard, Julia découvre un article dans La Presse sur le parcours étonnant d’un jeune des services sociaux. Le journaliste qualifie ce jeune de conséconscient, car il a investi dans la culture de légumes biologiques. Celui‑ci raconte sa vie difficile : « Mes parents n’ont pas été capables de me garder. J’ai été placé dans différentes maisons et j’ai fini mon parcours au centre jeunesse. Une chose m’a tenu en vie : le jardinage. C’est ma première famille d’accueil qui m’a transmis cette passion et je lui en serai éternellement reconnaissant. Un jour, j’ai volé un voisin pour aller acheter plus de semences et j’ai planté partout dans la ville des fleurs et des arbres. Je fuguais souvent et mes parents d’accueil devaient penser que je ne voulais plus être avec eux. J’ai oublié leurs noms, mais je me souviens que, dans le quartier, on me surnommait le petit semeur de trouble. J’espère en semant des fleurs et des légumes transmettre l’amour que cette famille m’a donné. »
Débrousser
La télévision égrenait son bulletin de mauvaises nouvelles. Année record en matière de feux de forêt, la saison qui débute pourrait être encore plus dévastatrice. Tu écoutais distraitement. De temps en temps une phrase, tu tournais brièvement la tête pour voir les images. Écran plat, haute définition, pixels de couleurs chaudes. Incandescents.
« Un bureau », avais‑tu fini par lâcher. Un bureau à l’âge où il n’est plus besoin de s’y rendre tous les matins. Charmante ironie. Je l’ai pensé, je n’ai rien dit. Et pour y faire quoi? Comme en d’autres époques, t’y asseoir, tremper ta plume dans l’encrier et adresser des missives? C’est étrange, je ne les ai jamais reçues.
« Les forêts du Québec flambent cet été en raison de la crise climatique. » La journaliste. Un air grave, de circonstance. Tu as commenté sa tenue. Je n’ai pas relevé.
On revient sur les lieux de son enfance comme sur celui d’un crime. Chercher les preuves, revivre l’épreuve. Une scène maquillée, comme moi, à sept ans, debout sur mon lit. Je t’ai pourtant rendu ton rouge à lèvres. Un peu écrasé, certes, mais je te l’ai rendu. Ça aurait pu se terminer là, mais c’eût été dommage : quelle histoire irrésistible! Tu la racontais encore la semaine dernière, à ces amis de passage. Ils l’ont certainement entendue mille fois mais n’ont pas relevé que désormais tu la concluais d’une fausse contrition : « N’empêche, on aurait quand même pu s’en douter! » Tu as peaufiné la chute; moi, je tente encore de me relever.
Tu faisais mine de t’interroger : « Ils disent que l’Homme est responsable de tout ça… » Pure forme : tu avais déjà ton avis, ne m’as pas demandé le mien. « Ça ne date quand même pas d’hier, les incendies! » Quand tu disais « l’Homme », tu voulais dire « les hommes ». Sans doute aussi « les femmes » mais tu n’étais pas sûre, tu ne t’étais jamais posé la question.
Tu ne m’en avais rien dit, m’as laissée le découvrir. Je ne crois pas que c’était par honte, ou par crainte de ma réaction. Non, je pense que tu voulais me montrer à quel point c’était insignifiant, à tes yeux. Au mieux par cruauté, au pire par sincérité. « Allons, tu iras dans la chambre d’amis. » Il n’était donc question que de cela.
Le feu n’est plus qu’à trois kilomètres des habitations. « Mon père m’a toujours dit de ne pas vivre trop proche d’une forêt. C’est sûr que c’est du temps de gagné pour transporter son bois, mais bon, après… » Les populations avaient été évacuées, c’était sans doute un peu de leur faute. Au moins autant que celle de « l’Homme ». Tu ne l’as pas dit comme ça (tu ne l’as pas dit du tout), mais tu le pensais certainement.
Un bureau à la place d’une chambre d’enfant. « À quoi bon? Je n’ai plus d’enfant. » Tu t’es reprise, feignant de découvrir l’ambiguïté de ta phrase.
- Je veux dire, tu n’es plus un enfant.
- Une enfant, maman.
- Oui, bon…
Tu uses de culpabilité pour que je revienne. Le chemin rebroussé, l’enfance débroussée. Les souvenirs qu’on arrache, comme autant de mauvaises herbes, mais qui reviennent à la saison nouvelle.
Des feux de forêt. Notre dernière conversation, ta dernière diversion.
Un bureau, puisqu’il n’y a plus de lit dans cette pièce sans enfant. Je n’irai pas dans la chambre d’amis, je ne suis pas une amie. Je dormirai par terre, ce n’est pas si grave. Et je viendrai une dernière fois te porter des fleurs, comme une enfant docile. À l’église, demain.