Années-lumière, vous dites?

Lorsque je suis arrivé sur cette planète, il n’y avait rien. Quand je dis rien, je veux dire de la roche, du sable, des gaz, de la poussière, de la lave et quelques volcans. Ce lieu était inhospitalier, infréquentable surtout! Pour un voyageur de l’espace comme moi, ce type de boule ronde rocailleuse intersidérale représentait un refuge d’urgence, sans plus. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’y ai atterri avec mon vaisseau. Un bris mécanique dans le joint du propulseur de matière noire m’a obligé à me poser en urgence. Impossible de compenser par l’alternateur de neutrinos ni le capteur sonique à contingence subordonnée. Bref, du charabia pour vous, mais du vocabulaire quotidien pour moi.

J’étais loin, à plusieurs années-lumière de chez moi. En fait, nous disons chez nous à quelques enjambées galactiques, celles-ci représentant dans leur unicité 9 460 730 milliards de kilomètres, c’est-à-dire votre année-lumière, mais à la puissance 10. Vous comprendrez que je tente ici de vous expliquer que je n’étais pas près de revenir à la maison même si le temps n’agit pas de manière similaire au niveau quantique. Oui, je suis une créature de l’infiniment petit, mais qui œuvre, comme vous, dans l’infiniment grand. En fait, le microscopique est le macroscopique! Il y a un type de votre espèce qui a expliqué, mais bien naïvement, le concept de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, c’est un certain Voltaire. Dans sa petite histoire, Micromégas, un géant de la planète Sirius, et le secrétaire de l’Académie de Saturne visitent la Terre. C’est enfantin, charmant et puéril!

Mais bon, laissons de côté vos auteurs pour la petite enfance, puis concentrons-nous sur la grande révélation dont je dois vous faire part avant de partir. Car oui, j’ai un grand secret pour l’humanité, toutefois j’hésite à vous révéler le tout sans un petit préambule explicatif. Sans quoi, vous aurez du mal à digérer l’information.

Alors voilà! J’étais prisonnier de votre planète, la Terre, à une époque où la vie n’y existait pas encore. Mon vaisseau, incapable de repartir, avait besoin d’une recharge de particules élémentaires que le boson de Higgs ralentissait de façon incompréhensible. Je me grattais les tentacules en me demandant comment me sortir de ce bourbier. L’atterrissage forcé avait détruit mes appareils de communication et je ne pouvais pas signaler mon emplacement à mes camarades du vaisseau de secours. J’étais seul avec moi-même. Enfin, moi, mes deux têtes et mes trois cerveaux étions seuls pour faire face à cette troublante épreuve. Tout à coup, mon système nerveux a lancé : le temps est ton unique solution! En effet, je devais me mettre en stase afin que les parties organiques de mon vaisseau se reconstruisent d’elles-mêmes. C’est alors que, eh bien… comment vous dire?… Avant d’entrer dans ma combinaison de survie afin d’assurer ma longévité, j’ai fait quelque chose que toutes les formations d’explorateur galactique de ma civilisation nous interdisent de faire. Ensuite, je me suis placé en cryogénie pour me réveiller des milliards de vos années plus tard, ce qui représente pour moi à peine deux semaines de vos minuscules années terrestres.

Quand je suis revenu à moi, il y avait de la vie. Des plantes, des animaux, des humains, des microbes, des virus, enfin, tout ce que vous connaissez. En vérité, vous croyez injustement que les cyanobactéries sont apparues il y a 3,5 milliards d’années, puis qu’elles ont été capables de pratiquer la photosynthèse pour ensuite transformer le dioxyde de carbone en dioxygène, mais non. Vous êtes totalement dans l’erreur, cela me fait un peu de peine de vous le dire.

En réalité, avant ma cryogénie, j’avais un peu mal à l’une de mes cinq gorges et j’ai… comment dire… j’ai… eh bien, j’ai craché au sol. Grâce à ce crachat, j’ai semé mon ADN sur votre planète. Il s’en est suivi toute votre évolution. Celui qui vous a donné la vie, c’est moi. Conséquemment, je vous informe que vous êtes strictement de la mucosité d’extraterrestre. Vous étiez à des années-lumière de la vérité, n’est-ce pas? Vous voilà maintenant instruits. Mon vaisseau est réparé, je file.


Déjà-vu ou nezjà-vu?

À son réveil, alors que le soir d’avant il avait lu Le nez de Nicolas Gogol, Paul Lenn ouvrit les yeux et remarqua que, tout comme dans la nouvelle qui l’avait passionné, son nez avait pris la poudre d’escampette. Il avait beau se tâter le visage, le bougre longiligne s’était tiré exactement comme l’avait fait celui de l’histoire.

Paul Lenn était un écrivain, un artiste très populaire qui gagnait des fortunes avec ses livres. Sous le choc devant son miroir, il se dit : « Non, mais c’est affreux! Terrible! Comment vais-je faire pour écrire sans mon nez? Après tout, c’est ma première source d’inspiration. Je vais être obligé d’y aller au pif! AH NON! »

Paniqué, il sortit dans la rue. Accostant quelques femmes qui passaient par là, il s’excusa de son appendice manquant et se mit à fouiller sans succès frénétiquement leurs sacs à main. Il savait que son nez adorait se fourrer dans les affaires des autres, il aurait très bien pu s’y trouver. Paul Lenn continua, nez en moins, ses recherches.

« Je savais qu’une tragédie comme celle-là allait m’arriver un jour! Je l’ai senti venir! », hurlait-il à qui voulait bien se faire mettre au parfum. Il ressentait une impression de déjà-vu autour de ce nez. Dans cette histoire, il n’arrivait pas à voir plus loin que le bout de son rien.

Se déplaçant dans la rue et appelant son nez, il criait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait perdu sa protubérance, en même temps que son flair. Paul Lenn cherchait de l’aide, du secours, il aurait bien aimé lever le nez sur cet incident, mais il en était incapable, n’ayant rien à lever. Un homme lui indiqua l’entrée d’un stationnement, un nez garé s’y trouvait peut-être. Fausse piste!

Puis Paul Lenn se rappela que son nez, il y avait quelques semaines de cela, l’avait déjà pris en grippe. Le petit morveux se vengeait de lui! Apparemment, son nez voulait voir du pays, il désirait entrer dans la narine marchande afin de parcourir le monde et de visiter tous les pays de la Francophonie et du Commonwealth.

« Ça, je nose y croire! Seul, sans moi, tu couleras! lui avait lancé Paul Lenn en pleine poire.
– La moutarde me monte à la tête, avait répondu son nez. Un jour ce sera adieu! »

« Mais quelle farce, avait pensé Paul Lenn, voilà que j’ai un nez qui me trompe, j’en suis presque épaté! »

Sans se douter qu’une superbe femme, elle aussi ayant perdu son nez, parcourait le même quadrilatère, le chercheur nasal percuta violemment cette dernière au coin d’une rue. Absolument honteux de sa grossièreté maladroite, Paul Lenn aida la femme à se relever. « Elle est si magnifique, se dit-il, elle avait certainement un de ces petits nez fins, placé un peu plus bas que ses yeux. »

« Oh, pardon, fit-elle, je suis mathématicienne et j’ai un cas sinus difficile à résoudre! Oh, vous êtes Paul Lenn, l’écrivain?
– Et vous êtes Fertiti, je vous ai déjà croisée dans un rêve, vous cherchiez votre nez, Fertiti? Je sais, je sais, il s’agit d’un petit nez romain, vos origines italiennes, un nez rond, n’est-ce pas? »

« Cet homme est un poète, se dit-elle sous son charme, il est mystérieux et même sans son nez qui fabule, c’est un nébuleux. Peut-être que moi aussi, sans mon nez, je pourrais devenir son étoile, sa nébuleuse? »

Même s’ils n’avaient pas de nez, Paul Lenn et Fertiti se tombèrent dans l’œil. Que dire, c’est du nezjà-vu! Quelques mois plus tard, toujours sans leurs nez, ils se marièrent. Sans se soucier d’où leurs appendices nasaux avaient bien pu se sauver, ils emménagèrent ensemble. Paul Lenn avait trouvé en Fertiti son inspiration perdue. Fertiti retrouva ses cosinus avec bonheur. Puis un jour, la belle mathématicienne tomba enceinte de jumeaux. Jamais l’un comme l’autre n’avait pensé un jour avoir des enfants. C’est avec étonnement qu’ils accueillirent deux nouveaux nez dans leur vie.

Pendant ce temps, un petit nez rond et un grand aquilin faisaient le tour du monde dans la narine marchande. Ceux-ci prenaient l’air du large malgré leur aveuglement. Pour eux, c’était une nez cécité!

Biographie

Bryan Perro.

Bryan Perro
© Christine Berthiaume

Bryan Perro obtient un baccalauréat en enseignement du théâtre de l’Université du Québec à Montréal en 1992. Il termine en 2003 une maîtrise en études québécoises et étudie à cette occasion la figure du loup-garou, ce qui fait de lui l’unique « lougarologue » canadien. Écrivain, conteur, comédien et metteur en scène, il publie en 2003 les premiers tomes de sa série jeunesse Amos Daragon, qui deviendra l’une des séries les plus vendues avec 1 900 000 titres écoulés au Québec uniquement.

Traduit dans vingt-quatre langues et présent dans vingt-sept pays, Bryan Perro demeure l’un des auteurs canadiens les plus lus autour du globe. Il est d’ailleurs l’un des quelques auteurs du Québec traduits en Chine. À ce jour, Bryan Perro a travaillé comme scénariste télévisuel ainsi que comme concepteur de jeux vidéo. L’Ordre international de la Francophonie lui a décerné le titre de chevalier de l’Ordre de la Pléiade.