Luc Boulanger



Le joyeux tintamarre

Julianne flâne autour de l’agora de son village. On y présente ce soir un spectacle du Joyeux tintamarre, son groupe de musique préféré, qui est en tournée estivale dans les régions du Québec. Elle ne pourra y assister, car les billets se sont envolés en quelques minutes lors de la mise en vente sur le Net. Son père, qui voulait lui offrir un cadeau pour ses treize ans, a tenté sans succès d’obtenir des sièges.

Toujours déterminée, elle tente de trouver une brèche, un trou pour voir le groupe en répétition. Mais le lieu est bien protégé des regards indiscrets par de hautes barrières opaques et infranchissables. Elle voudrait observer le travail de son idole, Ange, la batteuse du groupe reconnue pour ses rythmes frénétiques d’inspiration africaine. Julianne joue également de la batterie dans son cours de musique à l’école et aimerait ainsi apprendre quelques trucs qui pourraient l’aider à progresser.

Alors qu’elle circule en arrière de la scène, elle entend un claquement. Elle s’arrête et regarde un peu partout. Tout est tranquille sauf une porte ouverte qui bouge sous l’effet du vent et semble inviter les curieux à entrer dans l’enceinte de l’agora. Julianne est du genre à saisir les occasions, alors elle se dirige vers l’ouverture tout en prenant soin de s’assurer que personne ne la voit. Une fois qu’elle a franchi la porte, elle constate qu’elle se trouve directement sur la scène. L’endroit est toujours désert et sans surveillance apparente.

Julianne sent son cœur battre à tout rompre. Une petite voix dans sa tête lui conseille de rebrousser chemin, mais une autre plus forte lui suggère de profiter de cette chance pour examiner de près les instruments de son idole. Elle sort son téléphone portable afin de prendre quelques photos, mais, alors qu’elle est sur le point de peser sur le bouton, son attention se fixe sur le superbe tabouret en bois sculpté sur lequel s’assoit Ange pour donner ses prestations. Il s’agit d’une œuvre unique d’un sculpteur de Saint-Jean-Port-Joli. On y distingue des notes de musique qui se fondent dans des vagues formant ainsi une sorte de mélodie océanique. Deux baguettes ont été déposées sur le tabouret.

Fébrile, la jeune fille range son téléphone, s’empare des baguettes et s’assoit sur le siège. Elle s’imagine à la place de la grande batteuse et imite ses mouvements sans oser frapper sur les instruments de peur de révéler sa présence. Elle éprouve tellement de plaisir qu’elle n’a pas conscience de l’ombre qui se glisse derrière elle.

Par contre, elle entend bien la voix amusée qui lui dit : « C’est probablement le meilleur endroit pour voir le spectacle. » Julianne se retourne subitement et se retrouve face à Ange. Elle est impressionnée par la grande femme aux cheveux blancs hérissés et au regard noir et profond.

Les trois autres membres du groupe surgissent à leur tour. Ils mangent tous des cornets de crème glacée. Julianne est paralysée; elle voudrait formuler des excuses, mais aucun son ne sort de sa bouche. Ange prend les devants : « Tant qu’à y être, montre-nous ce que tu as dans le ventre. » L’adolescente sort alors de sa torpeur et entame un tempo de reggae. Aussitôt, Frank, le guitariste du groupe, avale le restant de son cornet et saisit sa guitare pour l’accompagner. Les autres musiciens lui emboîtent le pas.

Julianne se démène à la batterie et vibre au son de ce bruit envoûtant. Elle comprend pourquoi le groupe a choisi un tel nom; un tintamarre peut être discordant, mais aussi follement exaltant. Les musiciens sont tous des virtuoses et la jeune fille a de la difficulté à suivre le rythme. Elle sent qu’elle n’est pas à la hauteur. Au bout de quelques minutes, elle s’arrête. Les autres déposent leurs instruments. Ange, qui était restée debout à suivre l’action, commente : « Tu as du talent, mais il faut pratiquer davantage. À tous les jours, si possible. »

Le groupe doit continuer sa répétition, alors Julianne repart, non sans avoir remercié les membres du groupe une bonne centaine de fois. Sous le coup de l’émotion, elle a oublié de prendre des photos; personne ne voudra la croire. Peu importe, ce souvenir ne s’effacera pas de sa mémoire et le conseil qu’elle a reçu va lui permettre d’aller loin.


On ne divulgâche qu’une fois

Depuis que je suis gamin, je suis captivé par le cinéma. J’ai grandi en chaussant des espadrilles de superhéros, j’ai dragué à la manière des légendes d’Hollywood, j’ai connu la peur en côtoyant les vampires romantiques, et je concevais la vie comme un tournoi mortel au terme duquel il ne pouvait y avoir qu’un vainqueur. Mais, j’ai été éliminé.

Je ne voulais pas d’un boulot comme les autres. Je voulais, comme dans les films américains, vivre ma passion, aller jusqu’au bout de mes rêves. J’étais déterminé à devenir critique de cinéma. Pour débuter, j’ai créé une page sur un réseau social, que j’ai nommée bien humblement « Le seigneur des écrans ». Il faut comprendre qu’à cette époque j’étais envoûté par les contes médiévaux. Ma quête serait celle d’un chevalier errant à la poursuite du Graal médiatique.

Ma première critique traitait du jeune sorcier, celui qui, avec sa frêle baguette magique, affronte le vilain suprême que l’on ne peut nommer. Trois paragraphes mielleux où j’exprimais mon adoration profonde pour cette production pompeuse. Je fus fort déçu de l’accueil réservé à mon texte. J’ai obtenu seulement cinq mentions J’aime : une de ma mère, une de ma grand-mère, une de mon frère, une de mon meilleur ami Williams et une de moi-même.

J’avais beau choisir les films les plus populaires qui mettent en vedette des courses de bolides ou des monstres gigantesques, personne ne s’intéressait à mes opinions cinématographiques, personne ne s’abonnait à ma page. Mais je n’étais pas du genre à abandonner facilement. Alors, j’ai visité les blogues des spécialistes qui cartonnent pour connaître leur secret, leur potion magique. Je découvris rapidement qu’ils étaient implacables, durs, incisifs. Pour être populaire sur le Web, il fallait soulever la controverse, l’indignation. À l’avenir, j’allais adopter cette attitude et rejoindre le côté sombre.

Je m’acharnai d’abord sur une saga de l’espace, une transposition du mythe arthurien avec des robots en armures et des épées laser. Alors que je comparais le jeu des comédiens à celui de zombies, j’obtins mon premier millier d’abonnés. Dorénavant, ma progression serait exponentielle. Je pourfendais les films les uns après les autres comme un cavalier de l’apocalypse sur un champ de bataille.

Devant ce succès, on me pressa de franchir l’étape suivante, soit d’être influenceur sur YouTube. J’étais maintenant invité aux avant-premières et, chaque semaine, je pondais une capsule vidéo d’une quinzaine de minutes où je soulignais à grands coups de sarcasmes les imperfections des sorties de la semaine. Mes admirateurs se comptaient maintenant par millions. Je franchissais les niveaux les uns après les autres, mais la partie n’était pas encore gagnée. Il restait le dernier tableau.

Constatant mon ascension, un grand réseau de télévision s’intéressa à moi. J’étais invité à une émission culturelle où je devais commenter la dernière série tirée de l’œuvre de Maurice Leblanc : Lupin. Plutôt insouciant, je me suis présenté avec le flegme d’un agent secret en mission, mais la présence de spectateurs et l’œil indiscret de la caméra me rendirent un brin nerveux. D’entrée de jeu, j’ai gaffé en mélangeant le fameux gentleman cambrioleur et un célèbre espion britannique, ce qui a provoqué une certaine hilarité dans la salle. J’ai profité de ce répit pour me rappeler que, dans les films populaires, le parcours du héros suit toujours la même courbe dramatique. Aux deux tiers de l’histoire, tout semble perdu pour lui, mais, grâce à ses qualités exceptionnelles, il triomphe. Toutefois, la réalité a été tout autre. J’étais complètement paniqué et je suais abondamment. J’avais oublié toutes mes belles phrases assassines. Décontenancé, j’ai simplement raconté le scénario, révélant même le punch, soit l’enlèvement du fils de Lupin à la fin de la saison.

Un silence s’est installé sur le plateau. L’animatrice principale s’est exclamée : « Vous venez bêtement de divulgâcher la fin de la première saison! » Un autre invité a ajouté d’un ton moqueur : « C’est lui qu’on surnomme la terreur du septième art? » Un grand rire est monté de l’assistance et il ne s’est plus arrêté depuis. La partie était terminée.

Biographie

Luc Boulanger.

Luc Boulanger
© Jacinthe Cloutier

Auteur, metteur en scène et vidéaste, Luc Boulanger est né le 29 décembre 1964 à Québec. C’est d’abord avec sa plume qu’il s’est fait connaître. Il a écrit une cinquantaine de pièces de théâtre qui sont diffusées dans Internet et jouées partout sur la planète, de Fermont au Kirghizistan, en passant par la Nouvelle-Calédonie et Genève. Il est cofondateur de la troupe Animagination, qui présente depuis plus de 30 ans des spectacles pour jeune public francophone, au Québec et au Canada. Une de ses expériences marquantes est une série de trois séjours au Nunavik pour enseigner l’art à de jeunes Inuits. Président du conseil d’administration de l’Association québécoise des autrices et des auteurs dramatiques (AQAD), Luc Boulanger est interpellé par les conditions socio-économiques de ses pairs. En septembre 2013, il a reçu une médaille de l’Assemblée nationale pour ses œuvres et son implication dans son milieu.