Enquête moléculaire

par Karine Lambert

Assis sur un banc de parc, Mathis attend ses amis. Le jeune athlète ignore qu’à ce moment précis, il fait l’objet d’un grand débat. Dans son corps, ses propres molécules tiennent un conciliabule. L’heure est grave et la conversation est animée. Mais, suivez-moi : on va se faire tout petits – microscopiques, même! – pour aller les espionner…

Tendue, Adrénaline s’adresse à ses collègues :

— C’est une catastrophe! On n’a jamais vu autant d’hormones et de neurotransmetteurs se dérégler en même temps!

Elle fixe intensément Sérotonine et Dopamine, ses compagnes d’infortune, avant de s’écrier :

— Il faut absolument trouver le coupable!

— Oui, ben, bonne chance! rigole Dopamine. Franchement, je ne vois pas ce qui a pu se passer. Mathis, il était là, bien tranquille, dans l’aire de restauration du magasin. Puis ses amis sont arrivés et… vlan! Tous les départements se sont emballés!

Sérotonine a soudainement une idée :

— Une allergie alimentaire, peut-être?

— Il n’a rien avalé! réplique Adrénaline.

— Je l’ai! s’exclame Sérotonine. Une poussée hormonale. C’est tout à fait normal à son âge…

— Pfff, réagit Dopamine, on est déjà passés par là et ça ne ressemblait pas du tout à l’explosion d’hier!

Incapable de rester tranquille, Adrénaline se promène de gauche à droite :

— C’est à n’y rien comprendre! Mathis, c’est un champion! Le meilleur attaquant de son équipe de soccer. Tout fonctionne au quart de tour d’habitude. Quand je déploie mon département, il y a toujours une bonne raison : un match, un examen, un appel dans le bureau du directeur… Mais là, rien! Et, hier, on a tellement perdu les pédales qu’on a fait battre le cœur comme si on courait un marathon. Je ne sais plus quoi faire!

Raisonnable, Sérotonine tente de réorienter le débat :

— Restons calmes. Et revenons plutôt aux éléments déclencheurs… Pourquoi pas une dispute avec ses amis?

— Non, tout baigne de ce côté, répond Dopamine.

— Le stress d’un match à venir? propose Sérotonine.

Mais Adrénaline tranche :

— Toutes les compétitions de la saison sont terminées.

À court d’idées, Sérotonine lance à tout hasard :

— Et si Mathis avait perçu une menace?

— À part les sushis périmés, rétorque Adrénaline, un brin irritée, qu’est-ce qui pourrait être menaçant dans l’aire de restauration du magasin?

Voyant que l’ambiance s’assombrit, Dopamine intervient :

— Hum, si je peux me permettre… Je comprends que la situation d’hier a amené un peu de désorganisation dans nos départements, mais… Moi, personnellement, je n’ai pas trouvé ça désagréable. Ben, oui, quoi! On s’est bien amusées. Je dirais même que je serais prête à recommencer.

Si les molécules avaient des yeux, ceux-ci s’agrandiraient sous l’effet de la surprise. Comme Adrénaline a l’air sur le point d’exploser, Sérotonine tente de se montrer conciliante :

- C’est vrai qu’en fin de compte aucun dommage n’a été causé. Et puis, bon… c’est une exagération d’affirmer que tous les systèmes étaient surexcités…

Adrénaline est furieuse :

— Justement, je suis contente que tu amènes le sujet! Toi et ton équipe, vous étiez où exactement pendant qu’ici c’était le bazar?

— Ne m’en parle pas, soupire Sérotonine, j’ai dû travailler avec des effectifs réduits. On aurait dit que tout le département s’était donné le mot pour partir en congé juste à ce moment!

— QUOI? DES VACANCES?

— Allez, laisse-la tranquille, fait Dopamine, une petite pause, ça fait du bien à tout le monde!

— Oui, revenons plutôt à notre affaire, suggère Sérotonine, qui sent le vent tourner. Il faut trouver qui a fait le coup…

Pendant que les molécules sont dans le noir, Mathis repère ses amis. Dans le parc, au bout du sentier, il y a Omar, Liam, Arno… et Emma. Dès que Mathis voit cette dernière, ses joues rosissent. Il n’entend pas les « Oh non! Ça recommence! » lancés au niveau atomique. Il n’a d’yeux que pour la coupable du grand chamboulement. D’ailleurs, celle-ci s’approche, tout sourire, alors que le cœur de Mathis, lui, s’emballe comme s’il disputait un grand championnat.


Donner des frissons

par Karine Lambert

Il y a toujours eu des rumeurs étranges à propos de la ferme de mon oncle. C’est vrai qu’au clair de lune, l’endroit donne la chair de poule. Cette vieille bâtisse, isolée au milieu des champs, a l’air d’abriter quelque chose qui sommeille et qui attend…

Dès mon arrivée, j’espérais entendre des coups contre les murs ou des fantômes qui chuchotent mon nom… Quelle déception! Il n’y avait aucune bizarrerie à signaler dans le coin, à part peut-être mon oncle lui-même. Celui-ci vivait en ermite et avait ses petites manies. Les rares fois où il ouvrait la bouche, c’était pour me rappeler de ne laisser personne entrer dans la maison. En fin de compte, l’ennui était la seule chose qui menaçait d’être mortelle ici!

C’est à partir du troisième soir que les évènements ont pris une tournure intrigante. Dans mon lit, je fixais le mur du fond, lorsque, par la fenêtre, j’ai vu une fille émerger du boisé.

Ses longs cheveux roux étaient en bataille et elle portait un justaucorps défraîchi qui datait d’une autre époque. D’un pas assuré, elle a traversé le champ avant de sauter sur la clôture délimitant le parterre. Là, après avoir trouvé son équilibre, elle s’est mise à exécuter des arabesques, des cabrioles, des saltos arrière, des doubles sauts carpés… Cette drôle de fille était toute une gymnaste!

Étonnée, je me suis approchée de la fenêtre. C’est à ce moment que l’étrange athlète s’est immobilisée. Je ne pouvais pas voir son visage, dissimulé derrière sa chevelure, mais je savais qu’elle aussi m’observait. Quelques secondes se sont écoulées, puis, soudainement, elle a fait un entrechat. Sans réfléchir, je l’ai imitée… C’est ainsi que notre curieuse amitié a commencé.

Ce soir-là, je me suis découvert des talents. À force de suivre ses gestes, j’ai effectué des mouvements incroyables. J’ai fait la roue et même un grand écart! Mais, après avoir réussi une vrille, je me suis rendu compte que ma camarade nocturne avait disparu. J’étais affreusement déçue.

Le lendemain matin, je n’ai rien dit à mon oncle. Ce grognon aurait pu la chasser. J’ai gardé mon secret et j’ai attendu la nuit…

Quand la rouquine est réapparue, je me trouvais déjà à la fenêtre. Comme la veille, elle a traversé le champ avant de bondir sur la clôture. Puis, dans les ténèbres, nous avons recommencé notre duo. Moi, d’habitude incapable de réussir une simple roulade, j’enchaînais désormais les triples demi-tours et les sauts japonais. Je n’avais plus de limites, l’espace m’appartenait.

Dans la pièce, l’atmosphère était enfiévrée. J’avais soif de liberté, tout me semblait possible. Quand j’ai vu la fille marcher – à l’horizontale – le long de la clôture, je n’ai même pas sourcillé. J’ai tout bonnement décidé de faire pareil… En défiant toutes les lois de la physique, je me suis mise à arpenter les murs de ma chambre. Désormais, j’y adhérais comme une araignée.

J’ai marché au plafond pendant un bon moment. Quand je suis enfin redescendue, j’ai jeté un œil sur la barrière. Mon amie n’y était plus. Non. Elle se tenait là, juste derrière la fenêtre.

La crainte m’a fait reculer d’un pas. Le jeu me semblait soudainement moins drôle. D’autant plus qu’elle me faisait maintenant signe de la laisser entrer.

J’ai hésité trop longtemps. Elle a alors commencé à donner des coups contre la vitre. J’ai hurlé avant de fuir dans le corridor, où j’ai trouvé mon oncle à moitié endormi.

Lorsque j’ai cessé de trembler, nous sommes retournés dans ma chambre. Là, du doigt, j’ai voulu montrer où était la fille, mais, en voyant le mur, j’ai senti le sang se retirer de mon visage : au fond de la pièce, il n’y avait aucune ouverture… Apparemment, la fenêtre n’avait jamais existé.

Mon oncle affirme que j’ai rêvé. Mais pour tout dire, je n’en suis pas si sûre. Et je regrette parfois de ne pas avoir laissé entrer la surprenante créature. Depuis, comme tout le monde, je suis fascinée quand j’aperçois des gymnastes défier la gravité. Ce n’est cependant pas pour les mêmes raisons que leurs prouesses me donnent des frissons.


Le superissime

par Monique Proulx

Ils m’appellent : Tom Tout Croche, Jambe de Bois ou Couilles Moches.

M’man m’appelle : MonAnge.

Ils me lancent des tomates écrasées ou des crottes de chien par la tête, ils m’attendent dans l’angle mort des ruelles pour me pincer me poussailler et me larguer des coups de pied.

M’man me glisse des chocolats aux raisins dans les poches et me flatte les cheveux : T’as passé une bonne journée, MonAnge? Je cache mes bleus sous mes manches et je lui réponds en souriant : Super! Superissime!

J’ai trouvé un truc qui fonctionne : il suffit de rentrer à l’intérieur quand l’extérieur se déchaîne. À l’intérieur de ta peau, il y a une zone pare-balles incroyable, une espèce d’île tranquille contre laquelle la pluie et les requins ricochent en pure perte. Je m’étends là, je me prélasse, je ricane quand les coups pleuvent loin devant, à l’extérieur de moi.

Par chance il y a des jours comme aujourd’hui, superissimes pour de vrai. Aujourd’hui, j’ai reçu une invitation par courriel, une invitation me disant que j’étais dans les rares à être invité. Moi, Couilles Moches, Tom Tout Croche – alias Tom Roche!

Me disant qu’on couronnera demain, parmi plus de 50 sportifs du plus haut niveau, le champion des champions toutes catégories, et ça se passera à un kilomètre de chez moi et est-ce que je serais assez honoré pour daigner accepter d’y assister.

Tu parles. Je ne pratique aucun sport à cause de ma patte folle, mais je les adore bien raide et je les connais par cœur, je peux vous dire qui a compté à l’avant-dernière partie des Canadiens de Montréal et qui trône au grand Chelem de tennis et qui a gagné le plus de trophées dans les ligues européennes!

Ça a fini par se savoir.

Du coup, la nuit a été plus blanche qu’une aspirine. Comment veux-tu dormir quand des géants vont bientôt respirer le même soleil que toi, que tu vas clopiner dans le sillage de Novak Djokovic, effleurer le coude de Lionel Messi, recevoir en pleine face les vibrations grandioses de Hugo Houle, Connor McDavid, Eddy Merckx?... Et comment vont-ils choisir le meilleur entre tous ces meilleurs, des princes qui dansent, qui dribblent comme on vole, qui transforment leur vélo en dragon de course?...

Moi, je voterais pour Lionel Messi, parce qu’il a eu une enfance moche et infirme qui me rentre dans le cœur, mais peut–être aussi pour le p’tit jeune Connor Bédard, juste quatre ans de plus que moi et on le voit déjà comme le joueur de hockey céleste de tous les temps futurs, et Vancouver et Toronto et Chicago se l’arrachent avant même qu’il ait rasé sa première moustache.

Maintenant, il faut s’y rendre.

Avant de partir, je prépare le gruau et les fruits de M’man, qui travaille vingt heures par jour et ne mange que si on lui donne la becquée comme un oiseau, et puis je fonce.

Il n’y a pas moyen, peu importent mes détours et mes camouflages, ils sont là.

Eh Jambe de bois, où tu vas? Couilles moches qui puent, ton père s’est sauvé de toi, ta mère est une salope de guidoune! J’ai beau connaître leurs litanies par cœur, ce qu’ils disent de M’man me perce comme un pieu, elle qui en arrache depuis toujours et qui ne mérite ni leurs niaiseries ni un fils démantibulé comme moi. Ils me talonnent de près, c’est le pire qu’ils peuvent faire vu que bien des badauds, en route vers le Championnat sans doute, partagent notre trottoir. Et tandis que leurs sifflements et leurs insultes me chauffent le dos, je suis tenté de me réfugier comme d’habitude à l’intérieur, dans mon île tranquille, et puis non, je change d’idée, je me retourne sec vers eux, un grand sourire dans la face :

Moi aussi, les Gars, je suis content de vous voir!

Ça les cloue sur place, ça leur fait tomber la gueule de saisissement.

Ils n’ont pas le temps de se ressaisir car un grand mouvement de foule se produit soudain devant et zigzague vers nous, eh oh saperlipopette superissime! n’est-ce pas Rafael Nadal en personne et Djokovic et Connor McDavid et Zidane qui me saluent du premier rang – et ma foi, Pelé et Guy Lafleur...? mais ils ne sont pas morts, ceux–là?...

Il semble que non et il semble que tout soit possible : la preuve, Djokovic se détache du peloton, il porte une couronne de roses dans les mains, et en deux enjambées, il est rendu sur moi et il me la pose sur la tête. Tom Roche, tu es sacré le champion des champions du courage toutes catégories!

La couronne a gardé quelques épines qui m’éraflent le crâne, mais je fais comme si de rien n’était.

Si c’est un rêve, ne me réveillez pas.